The American Dissident: Literature, Democracy & Dissidence


Lettre ouverte à Claude Jasmin

Salut Claude,
Tout d'abord, j'aime beaucoup te lire sur Internet. Merci pour ce petit plaisir. Il semble qu'on te publie de droite et à gauche en ce moment. Ben, tu es connu. On veut lire les personnalités car on-c'est-à-dire les grandes sociétés commerciales qui contrôlent et manipulent la pensée des citoyens-encourage, par un débit constant et implacable de propagande, la populace à admirer bouche bée non seulement l'argent mais également la célébrité… qui gagne de l'argent. Et oui, toi, tu en profites… et pourquoi pas, bien sûr.
Quant au monde du bouquin, ta lettre publiée dans La Presse (1/6/03) indique que tu continues à faire l'autruche. Tu refuses, pour qui sait quelle raison, de comprendre qu'aujourd'hui pour se faire publier il faut tout d'abord écrire sur des sujets aptes à plaire à ceux qui achètent les bouquins. C'est logique, n'est-ce pas ? Alors, il faut continuer à suivre cette logique. Pourquoi donc s'intéresse-t-on à un sujet et non pas à un autre ? L'endoctrinement effectué par l'oligarchie nous fournit la réponse.
Evidemment, il faut qu'un ouvrage soit " marketable " pour qu'on veuille le publier. Une population (" the bewildered herd " selon Walter Lippman), qui " apprend " à s'intéresser aux histoires qui ne sont pas aptes à mettre en question les pouvoirs qui la contrôlent et la manipulent, va donc vouloir acheter de telles histoires devenues vendables à cause de l'intérêt de cette population. D'autres histoires seront reléguées sans intérêt aucun, donc pas " marketables".
C'est incontestable que les " lamentations " du jeune Gaétan Soucy, que tu critiques dans ta lettre, sont fondées sur une certaine vérité plus qu'évidente bien que tu refuses de la voir. A titre d'exemple, La Presse ne publierait jamais cette lettre car 1) je suis sans piston et surtout 2) c'est beaucoup trop critique de la fondation même de la société et de La Presse qui opère comme paladin de cette fondation.
S'il te faut donner des conseils aux jeunes, du moins dis-leur la vérité : pour être publié 1) faire des relations utiles et surtout ne pas critiquer ceux qui possèdent de fortes relations tels les universitaires, organisateurs de festivals et littérateurs en pouvoir (comme toi et ton copain VLB, par exemple) ; 2) écrire sur des sujets « populaires » qui plaisent et qui font sourire ; 3) écrire des bouquins " self-help " et 4) penser marketing, marketing, marketing au lieu de vérité, vérité, vérité. Vu le ramassis de manuscrits si peu originaux que l'on publie de nos jours, je dirais que ton conseil de " rédiger un manuscrit solide, original " n'est pas forcément bon… si le but c'est de se faire publier.
C'est naïf de penser que « La majorité des débutants en écritures [qui sont arrivés à se faire publier] n'ont pas de contact, forcément. » Le contraire, c'est plus vraisemblable. Comment sais-tu que Gaétan Soucy n'a pas eu de contacts ? Oui, il existe toujours de rares exceptions. Toi, d'ac, t'avais aucun piston quand t'étais jeune mais combien le monde du bouquin a-t-il changé depuis ta jeunesse ? Tu écris : " Ca rapporterait quoi à un éditeur de publier le mauvais roman du rejeton d'une célébrité, d'un gars à bons contacts ? " Cependant, beaucoup le font !
Enfin, tes conclusions semblent complètement ingénues : « Il y aura ces refus polis, ces 'Ne correspond pas au style-ou aux besoins-de notre maison'. Apres 'plusieurs' refus, se poser 'là' question : 'Ais-je assez de talent ?' » Or dans notre société capitaliste, le refus n'est pas nécessairement une indication de manque de talent. (Il y a des écrivains aussi connus que toi qui sont d'accord comme Juan Goytisolo de El País et le prix Nobel Jose Saramago.) Comment n'arrives-tu à comprendre cela ? D'où vient cette naïveté ? En toute évidence, il semble que tu aies besoin, pour qui sait quelle raison, de gonfler l'importance de ton propre vedettariat en répétant ad infinitum qu'il faut du talent pour arriver là où tu te trouves. Pourtant, toi, tu as du talent. Tu n'as pas besoin de convaincre en le répétant. Mais combien d'écrivains célèbres en manquent et combien ne manifeste aucune originalité ?
Mon expérience au Québec souligne que tu as complètement tort de constater que " le milieu littéraire n'est ni « hermétique ni sélectif à outrance ». C'est peut-être vrai pour l'écrivain mouton. Or, l'écrivain qui ose critiquer ce milieu sera rejeté par lui. C'est clair. Comment donc se faire publier ? Pour commencer, surtout ne pas critiquer le milieu… mieux vaut en faire un gros tabou ! Cependant George Orwell dans "The Prevention of Literature" nous previent que « Même un seul tabou peut avoir un effet néfaste sur l'esprit, car il y a toujours le danger que n'importe quelle pensée suivie jusqu'au bout peut mener à la pensée défendue. » [Even a single taboo can have an all-round crippling effect upon the mind, because there is always the danger that any thought which is freely followed up may lead to the forbidden thought.]
Quant au « fort courant de naïfs » à L'UNEQ qui veulent un statut d'écrivain d'état, je suis tout à fait d'ac avec toi… bien que probablement pour une autre raison. Ici aux USA on a des poètes d'état et ce sont toujours les poètes mous et moutons qui occupent de tels postes, des poètes qui n'osent pas se tenir en marge et critiquer là où il faut critiquer. Au plaisir…